A-t-on, dans certains cas, le droit de mentir par humanité ? Constant contre Michaelis - Extrait et questions

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Analysant la question du statut éthique du mensonge, le philosophe français Benjamin Constant prend le contrepied de la position philosophique selon laquelle le devoir moral de dire la vérité est absolu, argumentant en faveur d'une position résolument conséquentialiste, pour trancher la question de la moralité du mensonge dès lors que la vérité pourrait nuire à autrui.


Extrait :

Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand*, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime.

[...]

Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là ou il n’y a pas de droits il n’y a pas de devoirs.

Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui.

Benjamin CONSTANT, Des réactions politiques", dans Œuvres politiques, vol. 3, 1796, p. 73-76.

* Il ne s'agit pas ici de Kant, mais de Johann David Michaelis. Pour autant, découvrant ce texte de Benjamin Constant, Kant, croyant qu'il s'agit de lui, va ensuite radicaliser sa position sur la question du mensonge.


Questions : 

1. Expliquez le sens qu'il y a à refuser un devoir inconditionnel de véracité, en expliquant la formule "pris d’une manière absolue et isolée". 

2. Quelle serait, selon Constant, la conséquence d'un tel devoir ?

a) Analysez la formulation qu'en donne l'extrait.

b) Cherchez un personnage de fiction, ou bien imaginez-en un, qui agit pratiquement en disant systématiquement ce qui lui apparaît comme vrai, afin d'analyser les conséquences sur sa vie sociale.

c) Pour interroger la possibilité d'une vie sociale dans laquelle "dire la vérité est un devoir" inconditionnel, analysez quelques formules de politesse ou relevant des pratiques sociales :

  • Lorsque nous disons "bonjour" à quelqu'un, souhaitons-nous effectivement ardemment que celui à qui nous adressons cette formule passe une bonne journée, ou bien sommes-nous la plupart du temps indifférents à cela ?
  • Analysez la formule anglo-saxonne "how do you do ? " : constitue-t-elle une question dont on attend une réponse ?
  • Analysez l'usage qui est fait de la question : "Comment allez-vous" / "Ça va ?" : en tant que formule de politesse, s'intéresse-t-elle véritablement à l'état de celui à qui nous l'adressons ? 

3. Expliquez l'exemple développé à la fin du premier paragraphe, que Constant reprend du philosophe allemand Johann David Michaelis.

a) Quelle est précisément la situation ?

b) Spontanément, si un meurtrier qui poursuit une personne ayant trouvé refuge chez vous vient sonner à votre porte en vous demandant si vous savez où il se trouve, que répondriez-vous ? Pourquoi ? Analysez cette réponse en interrogeant le mode de détermination de votre volonté.

c) Que signifie la qualification d'un mensonge, en pareille circonstance, comme d'un "crime" ?

4. Pour comprendre l'argumentation déployée par Constant pour invalider la thèse de Michaelis, expliquez : "L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre".

a) Analysez le caractère réciproque et inséparable des droits et des devoirs, d'abord dans le domaine juridique.

b) Quelles implications voyez-vous au fait d'étendre ce mode d'analyse à la sphère de la moralité ?

5. Dès lors, expliquez : "Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui."

a) Pourquoi, selon l'auteur, l'assassin n'a-t-il pas droit à la vérité ?

b) Imaginons maintenant que ce ne soit pas un assassin qui vienne chez vous à la recherche de votre ami, mais un notaire qui souhaite lui signifier qu'il est l'unique héritier d'un riche aïeul dont il ignorait l'existence. D'après vous, dans cette situation, Constant préconisera-t-il de mentir, ou bien de dire la vérité ? Pourquoi ?

6. Ce type de justification du mensonge altruiste, c'est-à-dire ordonné à l'intention de ne pas nuire à autrui, rencontre assez spontanément l'opinion commune. Pour autant, ne soulève-t-il pas un certain nombre de difficultés ?

a) Appliquez à cette situation l'analyse faite par Kant dans l'extrait précédent de la prudence en matière de moralité : que constatez-vous ?

b) Reprenez l'extrait du Ménon de Platon, analysé en préalable à la lecture suivie des Fondements de la Métaphysique des mœurs de Kant : appliquez à l'exemple de Benjamin Constant l'idée selon laquelle celui qui agit le fait toujours en vertu de ce qu'il se représente comme un bien.

  • Est-il impossible de considérer que, si votre ami se révélait être un dangereux criminel, l'assassin soit animé d'une intention qu'on pourrait, en un sens, dire bonne, cherchant à faire cesser ses activités criminelles ?
  • Cela changerait-il cependant quoi que ce soit à l'exigence de dire toujours la vérité telle que Kant l'a posée ? Pourquoi ?

c) Dans cet extrait, celui qui vient sonner à ma porte est qualifié d'"assassin".

  • Or, a-t-il déjà assassiné votre ami, au moment où il sonne ?
  • Dès lors, n'y a-t-il pas une incohérence logique à traiter comme nécessairement nuisible celui dont la nature nuisible ne pourra se réaliser que dans un avenir hypothétique ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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